Les lamentations funéraires
Si l’Église réprouve les pleureuses au Moyen Âge, certaines villes, notamment dans le Nord et dans les Flandres, en emploient de façon permanente, ces femmes faisant partie du personnel communal et intervenant aussi dans les mariages (Alexandre-Bidon 1998 : 227). Les traces sont nombreuses de lamentations funèbres ritualisées au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime, même si elles ne sont pas toujours le fait de professionnelles. Dans le Montaillou de la fin du xiiie siècle, les gémissements de filles et de belles-filles se poursuivent, après le décès de l’ascendante, sur le chemin du cimetière : « On distingue le gémissement purement rituel, sans larmes, du gémissement sincère, avec larmes ; l’un et l’autre socialisés.
“Quand ma belle-mère mourut, raconte Mengarde Buscailh, j’assistai à l’enterrement, tout en poussant de fortes vociférations. Cependant, je gardais les yeux secs, car je savais que la chère femme avait été hérétiquée de son vivant” »
(Le Roy Ladurie 1982 : 334, 508).
Au xvie siècle, un voyageur gascon assiste en Bigorre à des cérémonies funéraires avec lamentations rituelles qui le surprennent et le choquent, preuve que les conduites funéraires varient d’une région à l’autre :
« Mais ce qui le plus m’a estonné étant en ce pays [la Bigorre], ont été les chants funèbres qui se font aux obsèques des paysants & des Bourgeois mesmes ez villes : entant que vous verrez quatre ou cinq femmes louées à beaux deniers pour plourer le deffunct […] & tandis que le corps est en l’Église, on n’orroit pas dieu tonner, du bruit que font ces crieuses recommanderesses, recitants les gestes, & vertuz du defunct, avec des cris si hideux, qu’il n’y a homme, non accoustumé à telles folies, qui n’en fut effroyé. Au reste de la Gascoigne il est vray qu’on crie aussi desesperement qu’en Bigorre, mais ce sont parentes qui sont si furieuses que souvent on a peine de les garder de se lancer ez fosses aprestées pour le mort, desquelles elles voudroyent estre bien loing, tant peut la coustume en une contrée ie peux dire avoir veu telle femme, laquelle estant aux funerailles de son mary, se tourmentoit de telle sorte, que cinq ou six de ses voisins ne suffisoient à la tenir, & laquelle faisait rage de iargonner les louanges du deffunct, suivant la loy du pays… »
(F. de Belleforeste, Commingeois, Histoire Universelle du Monde, édité à Paris chez Jean Hulpeau en 1572, page 235b).
Plus tard, en Corse, Lorenzi de Bradi aura cette description frappante :
« Peu à peu, l’apaisement se fait. Alors, l’une des femmes se penche sur le cadavre et, se balançant lentement, elle chante d’une voix traînante et criarde une sorte de liturgie qui dit les qualités du mort. Le rythme est saccadé, rude. Aucune larme d’émotion. Le visage est sec. L’image est banale et jaillit vigoureuse, comme un roc… D’autres pleureuses se suivent. Une lourde monotonie vous accable. Un malaise vous prend à la gorge. Une odeur indéfinissable vous écœure »
(Van Gennep 1998 : 573).
Dans cette région, les lamentations débutent dès le décès connu, pour se répéter durant la veillée funèbre, avant le départ du cortège mortuaire et dans l’église, mais jamais près de la fosse. […] Les lamentations rituelles ont produit, en Corse, plusieurs genres littéraires, dont les voceri et les lamenti. Dans le reste de la France, si ces pratiques appartiennent partout au passé, elles étaient encore attestées au xixe siècle en Aunis, Saintonge, Béarn, Bourbonnais, Bresse, Bourgogne, Bretagne, Dauphiné, Gascogne, Guyenne, Ile-de-France, Franche-Comté, Languedoc, Limousin, Lorraine, Morvan, Normandie, Lyonnais, Picardie, Roussillon. On y “poussait de tels gémissements et hurlements”, “gémissements stridents” et “cris effroyables”, “qu’on pouvait les entendre à deux kilomètres” »
(Ibid. : 582-5).
Références citées dans l’article :
ALEXANDRE-BIDON Danièle, 1998, La Mort au Moyen Age, xiiie-xvie siècle, Paris, Hachette (« Littératures »).
LE ROY LADURIE Emmanuel, 1982, Montaillou village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard (« Folio Histoire ») (1ère éd. 1975).
VAN GENNEP Arnold, 1998, Le Folklore français. Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Laffont (« Bouquins ») (1ère éd. Paris, Picard, 1943, 1946, 1948).
Texte extrait de : Luc Charles-Dominique, Musiques savantes, musiques populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750, Paris, CNRS, 2006, pp. 167-168.