Cours-conférences filmés d'ethnomusicologie

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Les vacarmes de la Semaine Sainte et des Charivaris, deux rituels liés à la mort

La semaine sainte, notamment le jeudi et le vendredi saints, voient s’instaurer le règne d’un terrible vacarme qui débute, en principe, lors de l’Office des Ténèbres, pour ne s’achever que le jour de Pâques. Là, les conduites sonores sont souvent violentes : ainsi, en Catalogne, on frappe les stalles et le pavé des églises à grands coups de bâtons ; dans l’Orléanais, les enfants, armés de maillets, heurtent violemment les bancs pour que les fidèles se lèvent, s’asseyent ou s’agenouillent ; en Limousin, on enlève la statue de saint Thomas pour lui administrer une volée de coups de pierres et de bâtons, etc. (Van Gennep 1998 : 1028-35).

Ces vacarmes utilisent toutes sortes d’objets, notamment des idiophones en bois, succédanés des cloches employés pendant la période des Ténèbres :

« I. Le martelet. Il est constitué par une planchette munie d’un manche sur laquelle vient frapper alternativement d’un côté et de l’autre un petit maillet.

II. La crécelle ; roue dentée montée sur un manche et sur laquelle vient frapper une lamelle en bois flexible ; c’est un moulinet, de caractère rotatif.

III. Le batelet, combinaison des deux précédents […] constitué par une planchette à deux, trois ou quatre maillets soulevés par une lamelle, elle-même soulevée par une roue dentée.

IV. Le claquoir, […] planchette sur laquelle est fixée une poignée en métal (anciennement en bois) qui frappe alternativement à droite et à gauche, grâce à un léger mouvement de la main…

V. Le livre, formé de deux planchettes reliées au sommet et qu’on fait frapper l’une contre l’autre.

VI. La matraca, planchette munie d’un manche contre laquelle viennent frapper deux autres planchettes sur charnière : c’est l’instrument des Ténèbres par excellence en Espagne.

VII. Un instrument constitué par de nombreuses planchettes trouées, maintenues par une ficelle, qu’on manœuvre comme un accordéon […] auquel s’apparente le type VIII, planchettes également trouées, mais réunies par un fil de fer en forme d’anneau, comme les trousseaux de clefs de serruriers » (Ibid. : 1018-9).

Van Gennep précise qu’« à ces types fondamentaux, s’ajoutent toutes sortes d’instruments propres à faire du bruit : cornes naturelles ou en terre cuite ; trompettes et sifflets ; clochettes et grelots et, d’une manière générale, les divers ustensiles employés aussi lors des charivaris ». Geneviève Massignon, pour la Corse, a relevé l’utilisation de la conque marine (u gornu) et du sifflet (u frichulellu), outre les bâtons, heurtoirs et nombreuses crécelles décrits par Van Gennep (Massignon 1959). Claudie Marcel-Dubois, elle, a signalé l’usage d’un tambour à friction tournoyant, le toulouhou, dans les Pyrénées centrales (1960).

Certains de ces instruments sont aussi ceux des charivaris, le fait a déjà été relevé par Van Gennep. Mais le charivari possède, dans son instrumentation, une référence au métal qui semble globalement absente de l’instrumentarium des Ténèbres. L’analyse de nombreux charivaris qui eurent lieu entre 1898 et 1962 en Aubrac, dans le Jura, dans les Landes, les Pyrénées, la Saintonge, le Segala, l’Yonne a permis de mettre en évidence l’usage du tambour, des cornes, des clochettes, des grelots, des poêles, casseroles, arrosoirs, chaudrons, tambours à friction internes et externes, sonnailles, cornes et trompes de tôle confectionnées par le maréchal-ferrant, crécelles, fouets, vieilles faux, lessiveuses en zinc, pelles. « Tout ce qui était en métal dans la maison était bon pour faire le fourbi à la tombée de la nuit » (Marcel-Dubois 1981 : 47). Globalement, les instruments du charivari se répartissent de la façon suivante :

« Des instruments construits spécialement pour le rituel et des instruments ou objets détournés de leur usage initial. La première de ces deux catégories réunit principalement les crécelles, les tambours à friction, les cornes, les hautbois d’écorce. La seconde catégorie regroupe des spécimens de deux origines distinctes : 1) instruments qui, dans leur état naturel sont de véritables instruments de musique mais qui, dans le rite, sont joués intentionnellement faux et sans technique, par exemple clairons, trompes de chasse, tambours de ville, tous instruments qui, hors du rituel, ont déjà pour fonction de regrouper la collectivité ; 2) ustensiles divers, soit objets de la vie domestique, soit outils d’activités agricoles et pastorales »

(Ibid.: 49).

Dans ce texte, Claudie Marcel-Dubois fait clairement allusion à ce qu’elle a nommé la « contre » ou la « para »-musique, notamment à travers l’utilisation aberrante d’instruments de musique, spécialement désaccordés (Marcel-Dubois 1975). Mais si elle reconnaît l’usage d’ustensiles métalliques divers, elle ne poursuit pas plus avant dans cette analyse qui me semble pourtant essentielle. Aussi, souhaiterais-je avancer une autre typologie instrumentale qui n’a pour pertinence que tout ce qui vient d’être dit jusqu’ici : tout d’abord, quelques rares membranophones (tambours, timbales, etc.) ; puis, des aérophones plus nombreux (trompes diverses, sifflets, toulouhou, etc.) ; enfin d’innombrables métallophones (faux, pelles, poêles, cloches, clochettes, sonnailles et grelots, cuves et bassines en airain, chaudrons, etc.). Les étymologies vernaculaires du mot « charivari » sont là pour rappeler cette écrasante suprématie du métal et, dans une moindre mesure, du vent :

« Tocsin, tracassin, bassinage, carronage (de carons : sonnailles), carillon, berler (de berla : trompe, corner), padella et stagoue (de poêles et bidons en Corse), […] chalybaria (chaudron), chalybarium (vase d’airain), […] Ketelmusik (musique de chaudrons), scampanata (de clochettes), poêletage (de poêle) »

(Marcel-Dubois 1981 : 8).

L’instrumentarium du charivari fait constamment référence au métal, non pas celui, résonant, des cloches et carillons d’église, mais celui, diabolique, de tout un ensemble d’instruments d’airain qui ont servi à matérialiser acoustiquement l’enfer dans le théâtre médiéval et la littérature et qui sont le produit du diable-forgeron. Cependant, cette analyse ne sera pertinente que si le lien du charivari et de la mort est établi.

Pour P. Fortier-Beaulieu, le tapage causé par les jeunes gens à l’occasion d’un remariage entre veuf et célibataire, entre deux personnes de classes d’âges différentes, n’est pas seulement dû à cette alliance « contre-nature ». Car il existe aussi des cas de remariages entre veufs de même génération qui ont donné lieu à des charivaris. Or, si l’on admet que toute entorse à l’harmonie sociale et communautaire et à ses règles, tout ce qui introduit une rupture et provoque une situation de crise, s’exprime par un vacarme organisé, pourquoi cette réaction tumultueuse se manifesterait-elle lorsque le système social des alliances n’est pas bouleversé ? En réalité, la conduite sonore du charivari possède une dimension magique, mystique, religieuse. « S’ils font tout ce tapage et s’ils se livrent à ces débordements, c’est pour apaiser les mânes des morts. Car il y a des morts avec lesquels il faut compter : leur corps est étendu immobile et impuissant dans la tombe, mais leur âme reste agissante. Que le défunt ou la défunte se trouvent froissés et mécontents de ce convol en secondes noces, les pires calamités peuvent fondre sur le nouveau couple » (Belmont 1981 : 19). Les témoignages concordent, même si le vacarme est parfois le fait du défunt : « Le charivari est censé être fait par le mari défunt, jaloux du bonheur du nouveau marié » (Pont-Aven, Finistère) ; « On battait charivari pour apaiser les esprits de l’un des décédés » (Marcigny, Saône-et-Loire) ; « Ce tintamarre figurerait l’âme de la première épouse protestant contre le mariage » (Auvergne), etc.

Le charivari se résume à une présence bruyante de morts, ou à des messages sonores à destination des conjoints défunts, visant à les apaiser. Cette théorie est étayée par le fait que les charivarisés ne se libèrent d’un charivari qu’au terme d’un don, en nature et en espèces au moyen duquel ils rachètent symboliquement leur culpabilité, tout comme on achète des messes à la mémoire des morts. D’ailleurs, il arrive que les deux coutumes se confondent : à Etapes (Pas-de-Calais), le veuf fait dire la veille de son remariage une messe dite « messe d’oubli » destinée à calmer et écarter l’âme de l’épouse défunte. D’autre part, l’ensemble de la documentation ethnographique et historique du charivari présente des charivariseurs masqués, tout au moins au visage noirci. Or, les masques représentent les morts ou les revenants. Déjà, en 1404, les statuts synodaux de Langres emploient « larva » (« fantômes ») pour désigner les masques de charivaris (Ibid. : 19). Selon Carlo Ginzburg, « au début du xive siècle, les participants aux cortèges assourdissants du charivari personnifiaient aux yeux des spectateurs, les troupes des morts errants conduites par Herlechinus » (1992 : 278).

Il ressort donc que, si le bruit, dans le charivari n’est pas totalement à intégrer dans le champ de la mort et peut avoir aussi pour fonction d’assurer puissance sexuelle, fécondité et fertilité au nouveau couple (Belmont 1981 : 21), les correspondances symboliques entre le tumulte du charivari et le monde de la mort, de l’au-delà damné et des revenants sont patentes et exprimées par les charivariseurs eux-mêmes.

 

BELMONT Nicole,1981, « Fonction de la dérision et symbolisme du bruit dans le charivari », in Le Goff Jacques, Schmitt Jean-Claude (eds.), Le Charivari, Paris, EHESS, pp. 15-21.

GINZBURG Carlo,1992, Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, (1ère éd. Turin, 1989).

MARCEL-DUBOIS Claudie,1975, « Fêtes villageoises et vacarmes cérémoniels ou une musique et son contraire », in Jacquot Jean (ed.), Les Fêtes de la Renaissance, Paris, CNRS, pp. 602-616.  /  1981, « La paramusique dans le charivari français contemporain », in Le Goff Jacques, Schmitt Jean-Claude (eds.), Le Charivari, Paris, EHESS, pp. 45-53.

MASSIGNON Geneviève, 1962, « La Crécelle et les instruments des Ténèbres en Corse », Journal of the International Folk Music Council, Vol. 14, pp. 136-137 (1ère éd. 1959, Revue des Arts et Traditions Populaires VII [3-4], n° 274).

VAN GENNEP Arnold, 1998, Le Folklore français. Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Laffont (« Bouquins ») (1ère éd. Paris, Picard, 1943, 1946, 1948).